CHAPITRE XI

Andrew Restarick rédigeait un chèque… Ce faisant, son visage reflétait une légère crispation.

Son bureau était spacieux, avec ce luxe discret dont s’entourent tous les hommes d’affaires qui ont réussi. Les meubles et le décor étaient l’œuvre de Simon, son frère, et il les avait acceptés avec indifférence, modifiant très peu l’arrangement, remplaçant seulement deux photographies par son propre portrait, rapporté de la campagne et une gouache de la Montagne de la Table.

Andrew Restarick était un homme entre deux âges et bien qu’il commençât à s’empâter, il apparaissait peu différent de l’homme qu’il avait été quelque quinze ans plus tôt, à en juger d’après le portrait placé derrière lui. Le même menton volontaire, les lèvres minces et les sourcils arqués de façon cocasse. Un homme pas tellement remarquable, plutôt banal même et, pour le moment, un homme pas très heureux.

Sa secrétaire apparut et attendit qu’il levât les yeux pour s’avancer.

— Un M. Hercule Poirot est ici. Il affirme qu’il a un rendez-vous… mais je ne trouve pas son nom sur mon livre.

— Poirot ? Le nom lui était vaguement familier, sans qu’il pût le situer. Il hocha la tête. Je ne me souviens pas de lui bien qu’il me semble déjà avoir entendu prononcer son nom. Comment est-il ?

— Très petit… un étranger, un Français, à mon avis… avec une moustache énorme…

— Mais oui ! Mary m’a parlé de lui, récemment. Il est venu rendre visite au vieux Roddy. Mais que signifie cette histoire de rendez-vous ?

— Il prétend que vous lui avez envoyé une lettre.

— Ah ? Je ne m’en souviens absolument pas. Il est possible que je l’aie oublié. Peut-être que Mary, de son côté… Peu importe, faites-le entrer.

Un moment plus tard, Claudia Reece-Holland introduisit un petit homme à la tête en forme d’œuf, avec de grosses moustaches, des chaussures pointues, vernies, et un air satisfait de lui, qui correspondait bien à la description donnée par Mrs Restarick.

— Monsieur Hercule Poirot annonça la secrétaire.

Elle s’éclipsa alors que le visiteur s’avançait.

Restarick se leva.

— Mr Restarick ? Je suis Hercule Poirot, pour vous servir.

— Ma femme m’a mis au courant de la visite que vous nous avez rendue, ou plus exactement que vous avez rendue à mon oncle. Que puis-je pour vous ?

— Je me présente, en réponse à votre lettre.

— Quelle lettre ? Je ne crois pas vous avoir écrit, Monsieur.

Poirot le regarda, surpris, et sortit de sa poche un papier qu’il déplia avant de le tendre par-dessus la table, en s’inclinant.

— Voyez vous-même, Monsieur.

Restarick parcourut le message qui portait l’en-tête de sa compagnie et sa signature.

 

Cher Monsieur Poirot,

 

Je serais très heureux de recevoir votre visite à l’adresse indiquée ci-dessus, aussi vite qu’il vous sera possible. D’après ce que m’a appris ma femme et d’après certaines autres sources, j’ai cru comprendre que vous étiez un homme auquel l’on peut accorder une confiance entière lorsque vous acceptez de vous charger d’une mission qui demande de la discrétion.

Je vous prie de croire à mes sentiments distingués.

 

Andrew Restarick.

 

L’homme d’affaires s’enquit sèchement :

— Quand avez-vous reçu ce billet ?

— Ce matin même. N’ayant aucune affaire importante en chantier, je suis venu directement.

— Voilà une aventure bien singulière. Je n’ai jamais écrit cette lettre.

— Pas écrit cette lettre ?

— Ma signature est très différente… Voyez vous-même. Sa main erra à la recherche d’un document et sans réfléchir, il tendit son carnet de chèques sur lequel il venait juste d’apposer sa griffe. Tenez… La signature de la lettre ne lui ressemble en rien.

— Étrange… Vraiment étrange. Qui donc aurait écrit cette lettre ?

— Je me le demande !

— Il ne pourrait s’agir… pardonnez-moi… de votre femme ?

— Non, non. Mary ne prendrait pas une pareille initiative. Et de toute manière, pourquoi aurait-elle signé de mon nom ? Enfin, elle m’aurait mis au courant, prévenu de votre visite !

— Vous ne voyez donc pas pour quelle raison, une autre personne que vous m’aurait adressé ce message ?

— Assurément, non.

— N’avez-vous aucune lumière, Mr Restarick, sur le sujet dont, d’après cette lettre, vous souhaitiez m’entretenir ?

— Comment le pourrais-je ?

— Excusez-moi, mais vous n’avez pas lu tout le message. Vous remarquerez, au bas de la page, la formule t.s.v.p. inscrite en petits caractères.

Restarick reprit le papier, le retourna au verso et lut une phrase tapée à la machine :

« L’affaire sur laquelle je désire vous consulter concerne ma fille, Norma. »

Le visage de Restarick s’assombrit brusquement.

— C’est donc cela ! Mais qui aurait pu savoir… qui essaie de se mêler de ma vie privée ?

— A-t-on, par ce subterfuge, voulu vous pousser à me consulter ? Des amis, peut-être, guidés par de bonnes intentions… Vous n’avez pas le moindre soupçon quant à l’identité de l’auteur de ce message ?

— Pas le moindre !

— Et vous n’avez aucun souci au sujet d’une de vos filles… prénommée Norma ?

— J’ai en effet une enfant nommée Norma. Ma fille unique.

Sa voix s’adoucit en prononçant ces mots.

— A-t-elle des ennuis… des difficultés quelconques ?

— Pas que je sache, répondit Restarick d’un ton qui manquait de conviction.

Poirot se pencha vers lui.

— Je ne crois pas que ce soit tout à fait exact, Mr Restarick.

— Comment cela ?

— Je me base sur l’intonation de votre voix. Bien des gens – enchaîna-t-il – ont des soucis en ce qui concerne leurs filles, à l’heure actuelle. Ces demoiselles ont le génie de s’embarquer dans toutes sortes de difficultés. Peut-être est-ce le cas de la vôtre ?

Restarick resta un moment silencieux, tambourinant sur son bureau.

— Eh bien oui, je suis inquiet au sujet de Norma, finit-il par avouer. C’est une enfant difficile, névrosée et même quelque peu hystérique. Je… malheureusement, je ne la connais pas très bien.

— Des ennuis, je présume, au sujet d’un jeune homme ?

— Dans un sens, oui, mais ce n’est pas là ce qui m’inquiète le plus. Je crois… Il fixa Poirot d’un air pensif. Dois-je comprendre que vous êtes un homme discret, Mr Poirot ?

— Je n’aurais pas acquis un certain renom dans ma profession, si je ne l’étais pas.

— Il s’agit de retrouver ma fille.

— Ah ?

— Elle est venue passer le dernier week-end avec nous, comme elle a accoutumé de le faire, chaque semaine. Nous avons pensé, dimanche soir, qu’elle rentrait à l’appartement qu’elle partage avec deux autres jeunes filles, mais je viens de découvrir qu’elle n’y est pas retournée. Elle s’est sans doute rendue… ailleurs.

— En somme, elle a disparu ?

— Disparu est un peu trop mélodramatique, mais il est possible que ce soit exact. Il doit y avoir une explication banale… Cependant, il est normal qu’un père se fasse du souci. Elle n’a pas téléphoné, vous comprenez, ni donné la moindre explication aux compagnes avec lesquelles elle habite.

— Elles aussi sont inquiètes ?

— Non, je ne dirais pas qu’elles sont inquiètes. Je crois qu’elles prennent plutôt la chose à la légère. Les jeunes filles ont bien changé depuis que j’ai quitté l’Angleterre, il y a quinze ans.

— Et le garçon que vous considérez d’un œil désapprobateur ? Aurait-elle pu s’enfuir avec lui ?

— J’espère bien que non ! C’est possible, évidemment, mais je… ma femme ne le pense pas. Vous l’avez rencontré, je crois, le jour où vous êtes venu rendre visite à mon oncle…

— En effet et je crois savoir de qui il s’agit. Un jeune homme très beau mais, si je puis me permettre cette remarque, pas le genre de gendre dont peut rêver un père. J’ai remarqué que votre femme ne l’aimait pas beaucoup non plus.

— Ma femme a la certitude qu’il est venu, ce jour-là, avec l’intention de dissimuler sa présence dans la maison.

— Il sent peut-être qu’il n’y est pas le bienvenu ?

— Mieux ! Monsieur Poirot, il le sait !

— Ne pensez-vous pas, dans ce cas, que votre fille aurait pu le rejoindre quelque part ?

— Peut-être… j’avoue que l’idée ne m’avait pas effleuré… au début.

— Vous vous êtes adressé à la police ?

— Non.

— Lorsqu’il est question d’une disparition, il est toujours préférable de s’adresser aux autorités compétentes. Les policiers, eux aussi, sont discrets et ils disposent de moyens dont des gens tels que moi, sont dépourvus.

— Je ne veux pas m’adresser à la police. Il s’agit de ma fille ! Ne comprenez-vous pas ? Si elle a choisi de disparaître pour quelques jours, c’est son affaire ! Il n’y a aucune raison de croire qu’elle court le moindre danger. Je… je désire seulement savoir où elle se trouve, pour ma satisfaction personnelle.

— Il est possible, Mr Restarick, que ce ne soit pas là votre seul sujet d’inquiétude en ce qui concerne votre fille ?

— Qu’est-ce qui vous pousse à penser cela ?

— Le simple fait qu’il n’y a rien d’anormal, de nos jours, à ce qu’une jeune fille s’en aille pendant un certain temps sans informer personne de ses intentions. Votre inquiétude a été éveillée par cette brusque disparition, parce qu’elle était en conjonction avec autre chose.

— Ma foi, vous avez peut-être raison. C’est… – il observa Poirot, embarrassé. Il est très difficile de confier ce genre d’histoire à des étrangers.

— Pas exactement. Je dirais plutôt qu’il est souvent bien plus aisé de les livrer à un inconnu qu’à un ami ou une relation. Voyons, Mr Restarick, vous devez bien en convenir ?

— Possible, possible. Je comprends assez bien votre point de vue. Soit, j’admets que je suis inquiet au sujet de mon enfant. Voyez-vous, elle… elle ne se conduit pas comme les autres filles et il s’est déjà produit un événement qui nous a sérieusement tourmentés… ma femme et moi.

— Votre fille est peut-être à l’âge difficile où les adolescents traversent une période émotive au cours de laquelle on ne peut raisonnablement pas les tenir pour responsables de leurs faits et gestes ? Ne vous offusquez pas si je hasarde une hypothèse délicate… Votre fille pourrait-elle être contrariée d’avoir une belle-mère… ?

— C’est malheureusement vrai ! Et cependant, monsieur Poirot, je puis vous affirmer que son attitude n’est pas raisonnable. Ce n’est pas comme si je venais de me séparer de sa mère. Cela s’est passé il y a des années. Je vais vous parler à cœur ouvert. Après tout, rien dans cette affaire n’a été tenu secret. Ma première femme et moi, nous nous sommes simplement perdus de vue. Pas la peine de remâcher le passé. J’avais rencontré quelqu’un d’autre, une personne dont j’étais très épris. J’ai quitté l’Angleterre pour gagner, avec cette femme, l’Afrique du Sud. Mon épouse n’était pas partisante du divorce et je ne le lui proposai pas. Je me suis arrangé pour laisser une bonne pension à ma famille… Ma fille n’avait que cinq ans à l’époque…

Il s’interrompit un moment avant de poursuivre :

— En jetant un coup d’œil en arrière, je réalise que ma vie ne me satisfaisait pas, alors. Depuis longtemps, j’aspirais à voyager. Je détestais me trouver vissé à une table de travail. Mon frère, avec lequel j’avais hérité de la firme familiale, me reprochait bien souvent de ne pas m’intéresser plus sérieusement à nos affaires, de ne pas y apporter ce qu’on était à même d’espérer de moi. Mais ce genre d’existence ne m’attirait pas. J’avais soif d’aventures, de voyages. Je rêvais de partir à la découverte de contrées sauvages… Bref, je me suis embarqué pour l’Afrique du Sud et Louise m’a accompagné. Je dois admettre que ce ne fut pas un succès. Malgré notre amour, nous nous querellions sans cesse. Elle détestait vivre loin des capitales, Londres, Paris… en bref, tous les endroits sophistiqués. Nous nous séparâmes un an après notre arrivée là-bas. – Il soupira. – Peut-être aurais-je dû revenir à ce moment-là, reprendre l’existence conjugale qui me déplaisait tant ? J’y renonçai et, d’autre part, je ne savais pas si ma femme me recevrait. J’imagine qu’elle aurait jugé de son devoir de me rendre ma place au foyer. Elle n’avait pas d’égale pour agir en n’écoutant que ce que lui dictait sa conscience.

Poirot sentit l’amertume qui perçait derrière ces mots.

Restarick continuait :

— Mais j’aurais dû penser plus à Norma, enfin… Je la savais en sécurité avec sa mère et je me contentais de lui envoyer quelques cadeaux. Je n’aurais jamais eu l’idée de venir la voir et à ce sujet, je ne suis pas entièrement blâmable car je craignais qu’elle souffrît d’avoir un père qui apparaissait et disparaissait sans cesse. Disons que j’imaginais agir pour le mieux.

À présent, les mots s’enchaînaient en un débit rapide. Il semblait que Restarick éprouvait une sorte de soulagement à raconter son histoire à un auditeur sympathique : une réaction que Poirot inspirait souvent et qu’il encourageait toujours.

— Vous n’avez jamais eu le désir de tout quitter pour revenir au pays ?

— Non. La vie que je menais alors me satisfaisait pleinement. D’Afrique du Sud, je me suis rendu dans l’Est africain. Côté financier, je me débrouillais très bien, tout ce que j’entreprenais, réussissait. Habituellement, je m’aventurais dans la forêt et avançais par étapes. Je réalisais enfin mon rêve d’autrefois. J’ai toujours aimé la vie en plein air et c’est probablement pour cela qu’une fois marié à ma première femme, j’ai eu l’impression d’être pris au piège, d’être prisonnier. J’ai joui pleinement de ma liberté, n’ayant jamais éprouvé le désir de reprendre l’existence conventionnelle que j’avais laissée derrière moi.

— Mais vous êtes quand même revenu ?

— Oui… je suis revenu… Ma foi, on vieillit. J’ai été aussi influencé par une affaire que je venais de risquer en compagnie d’un ami et pour laquelle il nous fallait entreprendre des démarches à Londres. J’avais l’intention de charger mon frère de ce travail mais j’appris qu’il venait de mourir. C’est à ce moment que j’ai pensé à revenir pour reprendre la direction de la firme familiale.

— Peut-être que votre femme, votre seconde femme…

— Effectivement, je venais d’épouser Mary qui, bien que native de l’Afrique du Sud, connaissait l’Angleterre qu’elle aimait. Elle rêvait surtout d’avoir un jardin anglais ! Et moi, pour la première fois, je pensais que j’aimerais aussi la vie anglaise. Je songeais à Norma dont la mère était morte deux ans plus tôt. Mary consentit à m’aider à lui refaire un foyer. L’avenir s’annonçait bien et… et c’est ainsi que je suis revenu, termina-t-il en souriant.

Poirot leva les yeux sur le portrait accroché au mur. Il était mis en valeur ici plus qu’à la maison de campagne. On n’hésitait pas une seconde à reconnaître l’homme assis à sa table de travail : mêmes traits caractéristiques, menton proéminent, sourcils arqués avec cependant un détail qui manquait à l’homme d’aujourd’hui : la jeunesse !

Une autre pensée traversa l’esprit du détective. Pourquoi Andrew Restarick avait-il retiré le tableau de sa place primitive ? Les deux portraits, celui de sa femme et le sien, avaient été exécutés à la même époque, il aurait donc été plus naturel de les conserver ensemble. Andrew Restarick aurait-il mis le sien dans son bureau par vanité… par désir de s’afficher en tant qu’homme d’affaires important ? Ou aurait-il agi afin de conserver sous ses yeux sa personnalité reconnue de financier de la Cité ? En un mot, éprouverait-il le besoin de se sentir sûr de lui-même ?

« Il se peut, convint Poirot, que ce ne soit que pure vanité de sa part. Moi-même, admit-il dans un élan de modestie inhabituel, je suis capable de vanité, à certaines occasions. »

Le court silence que les deux hommes ne semblaient pas remarquer, fut rompu par Restarick déclarant d’un ton confus :

— Il faut me pardonner, Monsieur Poirot, j’ai dû vous ennuyer à vous conter l’histoire de ma vie.

— Ne vous excusez pas, Mr Restarick. Vous ne m’avez parlé de votre existence que dans la mesure où elle pouvait éclairer celle de votre fille. Vous êtes très tourmenté à son sujet. Mais je ne crois pas que vous m’ayez exposé la vraie raison de votre tourment. Vous voulez que votre fille soit retrouvée ?

— Le plus vite possible.

— Bien… et vous voulez que ce soit moi qui la retrouve ? N’hésitez pas, Monsieur. La politesse peut être très nécessaire dans bien des cas, mais ici, elle est superflue. Écoutez, je vous donne le conseil, moi, Hercule Poirot, de vous adresser à la police. Je puis vous assurer qu’elle aussi sait agir avec discrétion.

— Je ne m’adresserai pas à la police, à moins… eh bien, à moins que ce ne soit absolument nécessaire.

— Vous préférez donc avoir affaire à un détective ?

— Oui, bien que je ne sache si je puis faire confiance au premier venu.

— Et que savez-vous de moi ?

— Ma foi… je n’ignore pas que vous occupiez un poste important dans le Service Secret durant la guerre, puisque mon oncle chante vos louanges. C’est là un fait certain.

L’expression légèrement ironique qui passa sur le visage de Poirot, échappa à l’homme d’affaires. Restarick aurait dû savoir, qu’on ne devait jamais se fier au jugement de son oncle, désavantagé par sa mauvaise mémoire et sa vue affaiblie… Il s’était laissé prendre à l’histoire montée par le détective ! Ce dernier ne lui retirait pas sa considération pour autant, cela le fortifiait seulement dans sa vieille certitude qu’il ne faut jamais accorder crédit à ce que l’on vous raconte sans avoir au préalable vérifié les dires d’autrui. Suspecter tout le monde avait été depuis bien des années, sinon depuis toujours, l’un de ses premiers axiomes.

— Permettez-moi de vous rassurer, fit Poirot. Au cours de ma longue carrière, je suis toujours sorti victorieux de mes batailles au service de la Justice. J’ai été, sur bien des points, inégalé.

Restarick commença à douter que ce fût vrai. Pour un Anglais, tout homme qui fait étalage de ses qualités, éveille le doute.

Il s’enquit :

— À votre avis, Monsieur Poirot, pensez-vous que vous pourrez retrouver ma fille ?

— Probablement pas aussi rapidement que le ferait la police mais néanmoins, oui, je la retrouverai.

— … Si vous la retrouvez…

— Mais si vous désirez que je réussisse, Mr Restarick, vous devez me mettre au courant de tout détail la concernant.

— … Vous connaissez tout : l’heure, le lieu, le logement où elle devait se trouver. Je puis aussi vous donner une liste de ses amis…

Poirot hocha énergiquement la tête.

— Non, non, je suggère seulement que vous me disiez la vérité.

— Pourquoi pensez-vous que je vous ai caché quelque chose ?

— Je suis sûr que vous ne m’avez pas tout confié. De quoi donc avez-vous peur ? Quels sont les faits que vous gardez pour vous… ceux que je dois connaître si je veux réussir ? Votre fille n’aime pas sa belle-mère. Bon, rien d’extraordinaire à cela. Réaction naturelle. Il est probable qu’elle vous avait sublimé secrètement, durant des années. Cela arrive souvent lorsque l’un des parents quitte le foyer et que l’enfant souffre de la séparation. Si, si, je sais de quoi je parle. Vous dites qu’un enfant oublie. C’est vrai. Votre fille peut avoir oublié en ce sens que vos traits, votre voix se sont estompés dans son souvenir. À votre image, elle a substitué une image inventée. Vous êtes parti, elle voulait que vous reveniez. Sa mère, sans aucun doute, s’est toujours refusée à parler de vous et il est possible que cela ait incité votre fille à se sentir plus proche de vous. Vous avez alors gagné la partie à ses yeux. Sa mère était là, elle lui attribua la responsabilité d’une absence dont elle souffrait. Elle s’est probablement dit quelque chose comme « daddy m’était très attaché. C’est sûrement mummy qu’il n’aimait pas ». Et de là est née une sorte d’idéalisation, une sorte de lien secret entre vous et elle. Ce qui était arrivé, n’était pas, ne pouvait pas être de la faute de son père ! Je m’y connais un peu en psychologie et je puis vous assurer que les choses se passent souvent ainsi. Lorsqu’elle a su que vous alliez revenir, bien des souvenirs exacts ou imaginaires, enfouis quelque part dans un coin de sa mémoire, se réveillèrent. Son père revenait ! Lui et elle seraient heureux, ensemble ! Elle n’a peut-être pas pensé à la belle-mère jusqu’au moment où elle l’a rencontrée et où elle devint terriblement jalouse. Autre réaction très naturelle. Elle est jalouse, d’une part parce qu’elle estime que la nouvelle Mrs Restarick lui a volé sa place, d’autre part parce que votre femme est belle et qu’elle a de l’allure, ce qui déplaît souverainement aux jeunes filles ne possédant aucune confiance en elles-mêmes. Votre fille est sans doute gauche, et sans doute aussi souffre-t-elle d’un complexe d’infériorité. Il serait donc possible qu’elle se soit mise à haïr sa jeune belle-mère, d’emblée, et avec une force dont seuls les adolescents sont capables.

— Ma foi, c’est bien là ce que le médecin que nous avons consulté, nous a plus ou moins déclaré. Je veux dire…

— Ah ? vous avez consulté un médecin ? Vous deviez avoir une raison bien définie pour agir ainsi ?

— Oh ! presque rien !

— Permettez-moi de penser tout le contraire. Il s’agissait certainement de quelque chose de sérieux et vous feriez mieux de me mettre au courant car si je parviens à découvrir ce qui se passe dans l’esprit de votre fille, je réussirai plus facilement à la retrouver.

Restarick garda longtemps le silence avant de lancer :

— Tout ceci reste entre nous, Monsieur Poirot ? Vous me l’assurez ?

— Certainement. Que s’est-il passé ?

— Je ne suis pas certain…

— Votre fille a-t-elle essayé de nuire à votre femme ? Quelque chose de plus sérieux qu’un enfantillage ? L’aurait-elle, heu… attaquée physiquement ?

— Non, il ne s’agit pas d’une attaque… pas une attaque directe… et, encore une fois, rien n’a été prouvé.

— D’accord.

— Ma femme a traversé une période au cours de laquelle elle n’a pas été bien du tout…

— Je vois… Et quelle était la nature de son mal ? Troubles digestifs ? Une forme d’entérite ?

— Vous allez vite, Monsieur Poirot Très vite. Oui, il était question, en effet, de troubles digestifs. Cet événement nous rendit perplexes, du fait que Mary a toujours joui d’une parfaite santé. Nous l’avons envoyée à l’hôpital, pour observations, comme on dit.

— Et le résultat ?

— Je crois que les médecins n’ont pas su exactement ce qu’elle avait eu… Néanmoins, elle parut recouvrer la santé et fut autorisée à revenir à la maison. Mais bientôt, les troubles se manifestèrent à nouveau. Elle paraissait souffrir d’un empoisonnement intestinal sans cause apparente. Nous vérifiâmes les aliments qu’elle absorbait et fîmes analyser quelques échantillons. On découvrit alors qu’une certaine substance avait été mêlée aux plats que seule, ma femme mangeait.

— En un mot, quelqu’un lui faisait prendre de l’arsenic. Exact ?

— Oui. Les doses étaient minimes mais ajoutées les unes aux autres…

— Vous avez alors soupçonné votre fille ?

— Non.

— Je crois que si, Monsieur Restarick. Qui d’autre auriez-vous pu soupçonner ?

Comme à regret Restarick déclara :

— Bon… eh bien ! oui.

 

 

Lorsque Poirot arriva chez lui, George l’avertit :

— Une certaine Edith a téléphoné, Monsieur.

— Edith ? Poirot fronça les sourcils.

— D’après ses dires, elle est au service de Mrs Oliver. Elle m’a demandé de vous informer que sa maîtresse est à l’hôpital St. Giles.

— Que lui est-il arrivé ?

— J’ai cru comprendre qu’on lui avait… heu… assené un coup sur la tête. Le valet ne compléta pas le message qui avait été : « Et vous lui direz que ce qui est arrivé est entièrement de sa faute. »

Poirot eut un clappement de la langue.

— Je l’avais prévenue… Je m’en suis douté lorsque je l’ai appelée au téléphone, hier soir et que je n’ai pu obtenir de réponse ! Ah ! les femmes[8].

 

La troisième fille
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